En un temps lointain où les frères Prêcheurs, comme d’autres ordres religieux, se querellaient entre les réformistes de stricte observance et les conventuels plus ouverts ou plus laxistes, on raconte qu’au couvent des dominicains de Bologne, les religieux qui achevaient de chanter l’antienne devant le tombeau de Saint Dominique, en disant le verset « Ora pro nobis Sancte Pater Dominice » (Bienheureux Père Dominique, Prie pour nous), entendirent venant du tombeau, une voix forcément sépulcrale, leur répondre : « Nec ego pater, nec vos filii » (je ne suis pas votre père et vous n’êtes pas mes fils).
Vous me direz que ce désaveu de paternité ne nous concerne pas et qu’il est toujours risqué de récupérer le fondateur dans nos petits débats ecclésiastico-religieux, pour justifier nos idéologies ou nos opinions. Mais en ce jour de fête où nous célébrons Saint Dominique, notre père, dont nous voulons être les fils et les filles, comme l’illustre le beau tableau qui orne le fond de cette église, nous pouvons nous demander si nous ressemblons à notre père. Il ne s’agit pas d’une ressemblance physique dont nous nous assurerions en nous regardant dans un miroir tout en lisant le portrait admiratif que fit de Saint Dominique, la bienheureuse moniale Cécile, qui était une de ses fans. Il ne s’agit pas non plus de vivre comme au Moyen Age, par une sorte de mimétisme culturel et archaïque, mais de nous demander si nous avons conservé le code génétique spirituel du Père des Prêcheurs, si nous sommes bien des branches vivaces parce que greffées sur le tronc multiséculaire qui nous fait vivre de la sève de Saint Dominique.
Le risque en nous posant ce genre de question est de faire de Saint Dominique un portrait ressemblant, mais nous ressemblant à nous, de prendre de ce que nous savons de sa vie ce qui nous plait et nous arrange. Alors selon le goût du jour, nous en ferons, sans craindre l’anachronisme, un inquisiteur présidant des autodafés ou un prédicateur du Rosaire, ou un révolutionnaire de la vie religieuse ou un chanoine fondateur très en cour à Rome. Aucun propos ou prédication d’un prêcheur qui évoque Saint Dominique n’échappe, plus ou moins, à ce risque de privilégier l’un ou l’autre aspect de la figure de notre père. Le portrait que je vais dresser de Saint Dominique sera donc une simple ébauche. Dominique fut un homme de prière et de prédication.
Dominique fut un homme de prière.
Alors qu’on lui demandait quel livre il avait le plus étudié, Saint Dominique répondit que c’était le livre de la charité car il nous enseigne toutes choses. Ce livre, il l’a étudié en priant, par une prière personnelle, liturgique et studieuse, tout à la fois. Il priait de bien des manières, pas moins de neuf si l’on en croit un pieux opuscule devenu célèbre. Il priait corps et âme, non seulement parce que c’était l’usage de ce temps-là, mais aussi parce que c’est corps et âme que l’homme doit être sauvé en participant à la vie de Dieu. Il priait dans la nuit, seul mais en communion avec ceux qui ne savent pas ou n’osent plus prier, comme il priait avec ses frères, au chœur ou en chemin, parce que notre relation à Dieu, aussi intime serait-elle, n’est juste que si nos frères humains n’en sont pas absents. La charité qui se fait compassion et miséricorde est donc au cœur de la prière de Dominique. Ses frères estimaient que « c’est en priant de la sorte que Dominique acquérait cette plénitude de la connaissance de la sainte Ecriture, pénétrait la moelle même des paroles divines, apprenait les saintes audaces de son ardente prédication et vivait dans cette intime familiarité avec l’Esprit Saint ». C’est donc au cœur de cette prière que Dominique s’ajustait à la Vérité et se laissait éduquer à la charité. Nous aussi, c’est dans la mesure où notre prière se fait charitable, où elle est recherche de la vérité et contemplation de la charité révélée en Jésus Christ, que nous ressemblerons à notre Père et serons capables d’être des témoins authentiques et charitables de la vérité envers nos frères, comme le fut Dominique.
Dominique a prêché la vérité de la charité.
L’univers dans lequel évoluait Dominique n’était pas une chrétienté tranquille : l’institution ecclésiale n’était pas toujours à la hauteur des attentes spirituelles de ses contemporains pour lesquels les vérités de la foi n’étaient pas plus évidentes qu’aujourd’hui, la solution de la violence et de la force pour régler les problèmes apparaissait souvent comme la plus simple. C’est dans un tel monde que Dominique eut à témoigner de la vérité de l’Evangile, en un temps de crise de la vérité et de la charité, comme aujourd’hui. En ce temps-là, beaucoup d’hommes ne se satisfaisaient pas des réponses de l’Eglise à leurs questions, comme le dit la lettre à Timothée : « ne supportant plus l’enseignement solide, mais au gré de leur caprice, ils vont chercher une foule de maîtres pour calmer leur démangeaison d’entendre du nouveau ». Et c’est dans ce monde enténébré que Dominique a prêché. « Vous êtes la lumière du monde » avons-nous entendu dire dans l’Evangile. Et cela vaut pour Dominique, que l’on représente souvent avec une étoile sur le front, peut-être parce que sa marraine vit sur le front du nouveau baptisé une étoile radieuse, ou parce que Jourdain de Saxe dans son petite livre sur les débuts de l’Ordre, le Libellus, dit de lui qu’il « se mit à briller parmi les chanoines d’Osma comme l'étoile du berger, le dernier par l'humilité du cœur, le premier par la sainteté. » (Libellus 12). Un autre signe lumineux symbolise aussi Dominique : un chien tient torche en sa gueule, c’est parce que sa mère, quand elle était enceinte de lui, vit en songe le fruit de ses entrailles sous la forme d'un chien qui tenait dans sa gueule un flambeau, et qui s'échappait de son sein pour embraser toute la terre.
Comme prédicateur de la Vérité, Dominique ne fut pas un inquisiteur qui pense qu’il suffit d’allumer des bûchers ou de lancer des croisades pour faire triompher la vérité, mais il est allé à la rencontre des autres, simplement, comme un humble témoin d’une lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde et sachant c’est par ce qu’il fait de bien que cette lumière peut être vue des hommes. Et comme la charité ne connaît pas les frontières, il s’est voulu proche de tous, des croisés comme des cathares, des laïcs comme des clercs, des lointains cumans comme de la romaine curie, pour que chacun puisse par lui se laisser rejoindre par le Christ. A la base de son activité apostolique, il y avait donc la charité pour ses frères humains et la confiance dans leur capacité d’accéder à la vérité. Sa charité le pousse à aider les hommes à y voir plus clair dans leur vie, et à leur faire découvrir l’essentiel, à savoir qu’il y a un Dieu qui les aime et leur apprend comment aimer. Cette charité le conduit à prendre au sérieux la soif de vérité qui anime les hommes. C’est pourquoi il va à la rencontre des hérétiques comme il aurait aimé aller vers les lointains païens, qu’il considère non comme des adversaires, mais comme des chercheurs de vérité avec lesquels il pouvait et devait parler et discuter. Cela implique de les comprendre et donc de parler la même langue qu’eux. Cela présuppose aussi d’avoir confiance dans leur parole, comme signe d’une recherche toujours à parfaire d’une vérité plus haute. Il y a dans l’activité missionnaire de Dominique, cette capacité d’entrer en dialogue avec l’autre, qu’il soit l’aubergiste cathare, le pèlerin allemand ou les théologiens albigeois lors des disputationes, capacité qui ne se comprend que par cette charité à leur égard et cette bienveillance pour l’authenticité de la quête de vérité de leur part.
Mais il ne suffit pas de bien parler, de bien argumenter après avoir bien potassé sa théologie, il ne suffit pas de discourir savamment sur Dieu et sur le monde, après avoir pris au sérieux les remarques des autres, encore faut-il être vrai dans sa vie et son comportement. Ce que Dominique avait compris, c’est que notre parole n’est que discours, bavardage, slogan pour faire du buzz ou pure érudition académique, si le reste de notre vie n’est pas imprégnée de cette parole de vérité et ne tend pas à vivre ce que nous prêchons, à savoir la charité. Et si Dominique est saint c’est parce qu’il a vécu ce qu’il prêchait. Là encore, puisque c’est corps et âme que l’homme est sauvé, c’est donc verbo et exemplo que l’on doit lui prêcher. Dominique l’a compris très jeune : déjà à Palencia, il vendit ses livres pour venir en aide aux victimes de la famine ; plus tard, il expliquera aux légats pontificaux que leurs mules empanachées, c’est peut-être confortable et conforme à leur standing ecclésiastique, mais c’est dissonant par rapport au message de vérité dont ils se voulaient les porteurs ; au sein même de son ordre, il lui faudra plus d’une fois batailler pour maintenir cette simplicité et cette pauvreté de vie, que plusieurs de ses frères avaient du mal à accepter, par souci de confort et de standing. Cette prédication en action se fait aussi par le témoignage de la charité fraternelle. C’est pourquoi Dominique a voulu créer un ordre de frères et de sœurs dont la vie communautaire même serait une sainte prédication : pas seulement une communauté dont les membres ont pour travail la prédication, mais une communauté dont la vie même soit une prédication. Et vous connaissez tous ces exemples d’attention fraternelle dont il entourait ses frères et sœurs. Au moment de mourir, Dominique nous laissa un testament : « Ayez la charité, gardez l’humilité et possédez la pauvreté volontaire », qui nous redit l’essentiel de ce qu’il avait appris et transmis. Nous ressemblerons donc un peu à notre Père, dont nous voulons être les fils et les filles, si nous avons la charité pour nos frères et sœurs, si nous témoignons de la vérité par une parole humble et une vie assez pauvre pour témoigner de la seule vraie richesse : la charité du Christ qui est le chemin, la vérité et la vie. Amen.