Sainte Catherine de Sienne (1347-1380)

Homélie du frère Bernard Bonvin, dominicain

Catherine de Sienne est l’avant-dernière d’une famille de vingt-cinq, dont le père est teinturier, et la mère, fille d'un poète ; la famille jouit d'une petite aisance. Dans son existence, fourmillent appels et signes surprenants d’initiatives de la grâce et réponse faite de tranquille courage.

À sa sixième année, à une vision du Christ qui l'appelle, elle répond : «Me voici» : Vison qui déclenche chez Catherine de Sienne le désir de devenir dominicain pour prêcher le salut des âmes. «Ce zèle était tel que tu voulais te faire passer pour un homme, t'en aller en pays où tu fusses inconnue pour entrer dans l'Ordre des Prêcheurs», lui rappelle Raymond de Capoue.

À l'âge de douze ans  s’affirme l'orientation de sa vie axée sur la recherche absolue de Dieu. Contemplative, Catherine de Sienne aurait pu joindre les moniales de Montepulciano tout près de Sienne, dont la réputation de sainteté était grande. Son désir de parole l'amène plutôt chez les Mantellate, une sorte de tiers-ordre dominicain qui n'exigeait pas de voeux publics et dont les membres vivaient dans leurs propres maisons, parfois en petits groupes, entièrement disponibles à Dieu et à ses appels auprès des démunis. Son rayonnemen attire dans sa famiglia des dominicains, des franciscains, des religieux d'autres familles.

Femme de Parole, elle la répand largement et plus immédiatement, dans l'Italie ravagée par la peste et en gestation des États nations, avec les violences que cela impliquait. L'autorité ecclésiastique est remise en question dans les États pontificaux. La papauté, de nationalité française depuis 1309, gouverne à partir d'Avignon, fortement centralisée. Selon ses lettres, le gouvernement ecclésiastique est souvent plus préoccupé de son pouvoir et de ses biens que de la vie évangélique, au détriment des fidèles dans l'Église et du peuple aux prises avec de graves injustices.

Cette Parole revêt diverses modalités : « Elle écrit comme elle parle et c'est son grand mérite», disent ses critiques. Son livre, Le Dialogue rapporte une conversation entre l'âme (Catherine) qui en prend l'initiative et Dieu, «la douce Première vérité» qui est amour. Les Oraisons, du mot oratio, actes de la bouche (os et actio), sont des colloques avec Dieu. Le ton des 382 Lettres ne peut pas être plus direct.

Raymond de Capoue, son confesseur, précise : (les écrits de C.) « sont cependant peu de choses à côté de la parole vivante qu'elle nous faisait entendre. Le Seigneur lui avait donné une langue si bien instruite qu'elle savait toujours que répondre. Ses paroles brûlaient comme des torches, et nul de ceux qui les entendaient ne pouvait se dérober complètement à l'ardeur de leurs traits enflammés » (Vie de Sainte Catherine de Sienne, Appendice ).Toute la vie a été parole et service de la Parole de Dieu, «office du Verbe» comme elle disait.

Catherine ose une parole de médiation, en tant qu'agente de réconciliation entre partis civils et ecclésiastiques ; elle donne des directives spirituelles, prononce des paroles de guérison, du corps tout autant que de l'âme. Sa parole pouvait aussi prendre la forme du cri, du gémissement, du pleur voire du délire devant l'Indicible.

Dans sa «cellule intérieure» où elle s'entretient avec Dieu de sa Vie et Vérité, de l'Église et de son peuple, monte un jour la question : «Qui suis-je? Qui suis-je? Et dis-moi, qui tu es Seigneur». En réponse, elle entend : «Je suis Celui qui suis, tu es celle qui n'est pas». Selon Raymond, cette parole inaugure l'aventure mystique de Catherine et établit le principe fondamental de son enseignement spirituels, son verbum abbreviatum.

Son statut ecclésial et civil ne l'autorise guère à prendre la parole publiquement. Elle n’est ni dominicain, ni clerc, ni théologien. Catherine s'appuie sur l'envoi qu'elle reçoit comme venant de Dieu : elle s'identifie souvent à Marie de Magdala, l'apostolata inamorata, pour justifier sa vocation. C'est cette conscience de l'envoi apostolique, Catherine le fait valoir auprès de sa mère lorsqu'elle se rend auprès de Grégoire XI à Avignon à l'été 1376 en ces termes : «Vous savez bien qu'il faut que je suive la volonté de Dieu, et je sais que vous voulez que je la suive. Sa volonté est que je parte (...) il faut que j'aille (…) de la manière et au moment qu'il plaira à son ineffable bonté...» Et une autre fois : «Pourquoi les apôtres partaient-ils? Parce qu'ils étaient passionnés de l'honneur de Dieu et du salut des âmes».

Catherine ne manquera pas d'être éprouvée dans ce ministère de la Parole, notamment par des théologiens éminents, à Avignon puis à Rome, sous Urbain VI. L'épreuve la plus dure aura sans doute été celle qu'elle a vécue à l'automne 1378 avec l'irruption du Grand Schisme. Elle a confié cette épreuve à Raymond : «Je veux avoir rempli mon devoir», lui écrit-elle alors qu'elle sent que sa mort approche. Dieu la soutenait, elle le croyait, s'y fiait.

Femme de parole, elle l'a proclamée jusqu'au bout de sa vie, à 33 ans. Elle a travaillé «dans le vaisseau de la sainte Église», soutenue par sa contemplation des «grands mystères» de la foi qu'elle célébrait liturgiquement dans le lieu saint de l'église et dans le lieu saint de son existence de baptisée.

Bernard Bonvin

Je veux que tu fasses miséricorde!

Mon très doux Seigneur, de grâce, tourne tes regards miséricordieux vers ton peuple et le corps mystique de ton Église. Car une plus grande gloire s’attachera à ton nom, si tu pardonnes à une telle multitude de tes créatures et non pas à moi seule, misérable, qui ai tellement offensé ta majesté. - Comment pourrais-je me consoler en croyant que je possède la vie, alors que ton peuple serait dans la mort, en voyant les ténèbres des péchés envelopper ton épouse tout aimable, à cause de mes défauts et de ceux de tes autres créatures ?

Je veux donc et le demande comme une grâce sans pareille, que tu lui fasses miséricorde, par cet amour incompréhensible qui t’a poussé à créer l’homme à ton image et ressemblance. Quel motif avais-tu d’établir l’homme dans une telle dignité ? Certainement, c’est uniquement l’amour incompréhensible par lequel tu as considéré ta créature en toi-même et tu t’en es épris.

Du Dialogue de la Providence.

Veillez et priez !

Par la connaissance de soi-même, l'âme reste toujours humble; elle ne s'égare pas dans la joie et ne s'impatiente pas dans la tristesse; car tout est mûr et patient dans cette connaissance, qui enfante la haine de la sensualité.

L'âme reste, dans cette cellule, à veiller et à prier, parce que notre intelligence doit veiller pour connaître la douce volonté de Dieu et ne pas dormir dans le sommeil de l'amour-propre. Elle reçoit alors la grâce de la prière continuelle, c'est-à-dire un saint et vrai désir, et ce désir fait pratiquer la vertu, qui est une prière continuelle.

Car on ne cesse pas de prier en ne cessant pas de bien faire ( Dialogue, LXVI). C'est ainsi que nous recevons cette force pleine de douceur. Suivons donc cette voie avec une véritable et sainte sollicitude, autant que nous le pourrons.

Texte extrait d'une lettre adressée au Pape Urbain VI.

Réveillez-vous!

« Dieu a dit : "Je suis le feu et toi l'étincelle. Que ton âme ne s'élève donc pas avec superbe. Tâche qu'elle fasse comme l'étincelle qui d'abord s'élève et ensuite redescend." Car le premier mouvement de notre désir doit monter vers la connaissance de Dieu et de sa louange, mais, quand nous sommes élevés, nous devons redescendre dans la connaissance de notre misère et de notre négligence.

O vous qui dormez, réveillez-vous ! Alors nous serons humbles dans l'abîme de sa charité. O douce mère charité, où est l'âme assez dure et assez endormie pour ne pas se réveiller et fondre dans un tel feu de charité ? »

(De la Lettre LXX, à frère Barthélémy Dominici , dominicain.)

Catherine de Sienne: une femme de mystique et d'action

Catherine est un don de la tendresse de Dieu à l’Eglise et au monde. Elle mourut le 29 avril 1380 à l’âge de 33 ans. Passionnément attachée à l'Église dont, par la foi, elle sait la vocation glorieuse et par l'expérience, les grandes faiblesses, Catherine lutte afin que l'Épouse du Christ quitte sa défroque de péché et que resplendisse enfin la beauté de ses traits. Aujourd’hui, dans une Eglise où spiritualité et apostolat, action et contemplation demeurent en tension, la voix d'une femme si engagée rappelle à temps et à contretemps que l'on ne saurait aimer et servir le Christ sans aimer et servir tous les hommes et réciproquement.

Dans un temps difficile – schisme dans l’Église, rivalité entre cités italiennes et peste endémique elle a témoigné d’un consentement héroïque à l'appel de la grâce. Croire, pour elle, c’était regarder la Croix. Elle participait à la passion du Christ, notre salut, jusqu'à être elle-même marquée de ses plaies, vivant la passion dans son corps. « "J'ai désiré, d'un grand désir, faire cette pâque avec vous avant de mourir." Si je dis cette phrase, c'est que ce désir je le tiens de la grâce divine : car, moi, je ne suis pas ; Dieu seul est celui qui est. Et c'est parce que Dieu a blessé mon âme que j'ose dire ce qu'a dit le Christ », écrivait-elle au fr Lazzarini de l'Ordre des Frères mineurs (lettre 176). La source de sa contemplation de Catherine est la Croix : « L'âme qui demeure devant le Soleil qui est l'objet de sa contemplation, le Christ crucifié, connaît Dieu et l'homme » (Dialogue II/46). Pour elle, la croix du Christ est, dans le mouvement de l'Incarnation — ce Dieu fait homme, venu parmi les hommes — le signe de son plus grand amour pour nous, le signe de la passion qui l'anime depuis sa naissance : que tous nous ayons la vie ! C'est pourquoi le cri du Christ sur la croix « Tout est accompli ! », dont la force assure notre propre entrée dans la vie, est un cri de joie : le salut offert, c'est la victoire de la vie sur la mort.

L’œuvre de Catherine qui ne cesse de nous étonner peut se caractériser par un expression d’une de ses lettre : être un « Doux Crieur de Dieu » ! Force et douceur, audace et humilité la caractérisent elle qui dans ce texte fort nous exhorte à devenir « un agneau par l'humilité », et un « lion par la force » : « Je vous ai dit que je désirais vous voir un agneau à la suite du véritable Agneau ; maintenant je vous dis que je veux vous voir un lion puissant qui rugisse dans la sainte Eglise. Que votre voix et votre vertu soient assez fortes pour ressusciter les enfants morts qui sont dans son sein. Et si vous me demandez où est le cri, la voix puissante de l'Agneau, ce n'est pas son humanité qui se fait entendre, car il est la douceur même ; mais c'est la divinité qui donne au cri du Fils sa puissance. Et sur la croix, il a poussé un si grand cri sur l'enfant mort de l'humanité, qu'il le délivra de la mort et lui donna la vie » (Lettre 292). L’engagement politique de Catherine est inimitable pour nous : mais à sa source il y a sa prière humble et continue : celle-ci demeure exemplaire pour nous. Voici quelques intentions de sa prière : Elle prie pour elle-même en ces termes : Aujourd'hui je crie devant ta miséricorde pour que tu m'accordes de suivre ta vérité d'un cœur pur ; que tu me donnes le feu et l'abîme de la charité ; une faim continuelle de supporter pour toi peines et tourments ; Père éternel, donne à mes yeux d'être fontaine de larmes avec lesquelles je puisse incliner ta miséricorde sur le monde entier, et spécialement sur ton épouse, l'Eglise (19e Oraison).

Pour l'Eglise
Puisque tu sais et peux et veux, Père éternel, je te contrains au nom de ta puissance et par la sagesse de ton Fils... que tu rendes chaleur, amour, paix et union à la sainte Eglise. Hélas, je ne veux pas que tu tardes davantage (24e Oraison).

Pour le Pape
Miséricorde éternelle, fais que ton vicaire soit « mangeur » d'âmes, brûlant du saint désir de ton honneur, et s'appuyant sur toi seul, puisque tu es la bonté éternelle (3e Oraison). Un Dominicaine interprète ainsi la métaphore « manger les âmes » : elle exprime le désir ardent de leur salut. En effet, le principal devoir de ceux qui sont parvenus à l'amour unitif est de participer à la faim du Christ pour le salut des hommes « en prenant comme nourriture les âmes, pour mon honneur, sur la table de la très sainte Croix » (Dialogue LXXVI)

Pour le monde entier
Je sais que la miséricorde t'est propre, aussi de quelque côté que je me tourne, je ne trouve que ta miséricorde ; et c'est pourquoi je cours et je crie devant toi pour que tu fasses miséricorde au monde (19e Oraison). Je te dis, Père éternel, je te supplie Dieu très bon, de nous communiquer le feu de ta charité, et que tu disposes tes créatures à recevoir les fruits de l'oraison et de la doctrine (I4e Oraison). O suprême Sauveur, donne-nous donc des christs qui vivent continuellement dans les veilles, les larmes et l'oraison, pour le salut du monde (12e Oraison). Façonnée par l'Esprit à l'image du Christ doux et humble, crucifié et ressuscité, Catherine reçoit puis annonce haut et clair cette bonne nouvelle qui fait trembler d'angoisse et de joie tout son être : Dieu veut faire miséricorde au monde ! Qu'elle prie, exhorte, réprimande ou console, elle témoigne de la compassion du Christ, de son amour fidèle, exigeant, entêté.

Fr Bernard Bonvin, Estavayer 2009