Textes dominicains de spiritualité: les mystiques rhénans

Maître Eckhart

Maître Eckhart(1260-1329) est un dominicain influent de son époque.

Il exerce des fonctions de gouvernement, mais il est surtout un maître spirituel reconnu qui sera en butte à de nombreuses accusations.

Celui qui voudrait recevoir le corps précieux de notre bien-aimé Seigneur ne doit pas attendre de ressentir ou de goûter beaucoup de ferveur et de dévotion, mais il doit examiner sa volonté et son intention. N'attache pas tant d'importance à ce que tu éprouves, mais bien à ce que tu reçois et à tes dispositions.

Tu pourrais dire: "Ah ! Seigneur, je ne vois pas en moi de grandes choses, mais rien que pauvreté. Comment oserais-je donc aller vers lui ?" En vérité, si tu veux transformer complètement ta pauvreté, va vers le trésor abondant de la richesse infinie et tu deviendras riche, car sois bien persuadé qu'il est seul le trésor qui peut te suffire et te rassasier.

C'est pourquoi dis; "J'irai vers vous pour que votre richesse comble ma pauvreté, pour que toute votre immensité comble mon indigence, pour que votre déité infinie comble mon humanité par trop misérable et corrompue."

"Ah ! Seigneur ! j'ai beaucoup péché, je ne peux pas expier !" Va donc vers lui; il a dignement expié toute faute. En lui tu peux offrir au Père céleste la digne offrande pour toutes tes fautes. "Ah ! Seigneur, j'aimerais faire entendre un chant de louanges et je ne le puis." Va vers lui, lui seul est la reconnaissance que le Père puisse accueillir, la louange infinie et véritable de toute la divine bonté. En un mot, si tu veux que toutes tes infirmités te soient complètement retirées et enlevées pour se revêtir de vertus et de grâces, dirigées et ramenées merveilleusement vers leur origine, applique-toi à recevoir le sacrement dignement et souvent : ainsi tu seras uni à lui et ennobli par son corps.

Aucun récipient ne peut contenir deux sortes de boisson. S'il doit contenir du vin, il faut nécessairement qu'on enlève l'eau. Il faut qu'il soit nu et vide. C'est pourquoi, si tu veux avoir et trouver pleine joie et pleine consolation en Dieu, veille à être dépouillée de toutes les créatures, de toute consolation venant des créatures. Car certainement, tout le temps que la créature te console et peut te consoler, tu ne trouveras jamais de vraie consolation. Mais lorsque rien ne peut te consoler que Dieu, en vérité, Dieu te consolera et en même temps que lui en en lui, tout ce qui donne la joie. Si ce qui n'est pas Dieu te console, tu n'auras de consolation nulle part, mais si la créature ne te console pas et que tu n'y trouves pas de goût, tu trouveras partout la consolation.

J'ose dire que celui qui, pour Dieu et pour la Bonté, laisse son père et sa mère, son frère, sa sœur ou quoi que ce soit, reçoit le centuple de deux façons. La première est que son père, sa mère, son frère et sa sœur lui deviennent cent fois plus chers qu'ils ne l'étaient auparavant. La seconde est que non seulement cent parmi les êtres humains, mais tous les êtres humains, du seul fait qu'ils sont des êtres humains et des gens, lui deviennent incomparablement plus chers que ne lui sont naturellement chers son père, sa mère ou son frère.

Textes de Jean Tauler

Jean Tauler (1300-1360) entra au couvent des Dominicains de Strasbourg à 18 ans.

Se convertit en profondeur à 50 ans et diffusa la pensée de Maître Eckhart sur l’abandon de la volonté propre et la soumission totale à la volonté de Dieu.

Notre Seigneur dit : "Si tu veux me suivre, détache-toi de toi-même, renonce à toi-même et prends ta croix" (Lc 23). Cette abnégation et cette croix sont présentées à beaucoup d'amis de Dieu, et on doit s'abandonner à fond et se renoncer à soi-même de toutes manières, dans quelque état que l'on se trouve. Ce qui ne coûte rien ne vaut rien. A maigre semence, maigre moisson. " Comme tu mesures, ainsi on te mesurera" (Lc 6, 38). Cependant personne ne doit rechercher cet intérêt personnel, mais rien que Dieu seul.

A la vérité, tu dois, mon enfant, t'abandonner et mourir à toi dans le fond. Le Maître a dit : "Tu dois me suivre". Le serviteur va derrière son Maître; non pas devant, mais derrière, non pas selon la volonté du serviteur, mais selon la volonté du maître. N'eussions-nous pas d'autre enseignement, il suffirait pour nous de considérer combien peu les serviteurs et les servantes peuvent agir à leur volonté, combien tout leur temps, leur application, leurs forces sont au service et à la disposition de la volonté du maître, et pour le servir de toutes façons. Chère enfant ! le grain de blé doit mourir pour fructifier. Toi tu dois mourir à fond à ta propre volonté, et l'homme ne devrait jamais renoncer si totalement à lui-même et à sa propre volonté que lorsqu'il se donne intérieurement à Dieu; il devrait alors se comporter comme s'il n'avait jamais eu de volonté. Un vierge se tenant dans le chœur chantait et disait : "Seigneur, le temps présent est tien et mien; mais quand je me recueille en moi-même, le temps est tien et n'est plus mien". Quand l'homme veut se donner ainsi (intérieurement ) à Dieu, il doit se dégager de tout et s'enfoncer dans une abnégation sans limite et totale de toute volonté personnelle.

Pensons à la tout aimable naissance qui, tous les jours et à chaque instant, doit se réaliser et.se réalise en chaque âme bonne et sainte, si elle veut bien y donner une amoureuse attention; car pour sentir en nous cette naissance et en prendre conscience, il faut une concentration et un rappel de toutes nos facultés. Alors, dans cette naissance, Dieu nous devient tellement nôtre, il se donne à nous en telle propriété, que personne n'a jamais rien eu en si intime possession. Le texte ne nous dit-il pas: « Un enfant nous est né; un fils nous est donné» ? Il est nôtre, tout à fait nôtre, nôtre plus que tout autre bien. Il naît à chaque instant et sans cesse en nous.

Cette parole est du Sage et on l'applique à Notre Dame, et voici ce qu'elle dit : « En toutes choses j'ai cherché le repos, et j'ai fixé ma demeure dans le domaine de mon Seigneur. » Cette parole, on peut, à bon droit et au sens propre, l'entendre de Notre Dame, car par sa raison elle est allée au plus haut des cieux, dans les abîmes de l'enfer, dans les profondeurs de la mer ; elle a fait le tour de la terre, sans jamais trouver le repos. Mes enfants, si haut qu'on s'envole, en cette vie, dans ses pratiques de piété, il faut toujours réserver une heure à offrir à cette tout aimable Dame des louanges toutes particulières et pleines d'allégresse, un joyeux service, la priant aimablement de nous conduire, de nous aider et de nous attirer à son Fils bien-aimé." Jean Tauler, Sermon pour l’Assomption

Textes d'Henri Suso

Dominicain de Constance (1295-1366), nature tendre et aimante.

Pendant ses études à Cologne, il eut pour maître, Eckhart, et Tauler, pour condisciple. Son Livre de la Sagesse éternelle a connu une large diffusion.

Seigneur, toi seul vois et connais la nature d’un cœur aimant, et tu sais que nul ne peut aimer ce qu’il ne peut concevoir en aucune façon. Puisque je dois désormais ne plus aimer que toi, fais-toi connaître à moi mieux encore, pour que je puisse aussi t’aimer totalement.

O éternelle sagesse, toute belle et lumineuse, mon âme t’a désirée cette nuit et maintenant, de bonne heure ce matin, je me suis éveillé à toi dans la ferveur de mon esprit et je te demande, mon cher et digne Seigneur, d’écarter de moi tout mal du corps et de l’âme par ta digne présence, de répandre abondamment tes grâces spéciales dans les recoins impurs de mon cœur et d’embraser mon cœur froid dans le feu de ton amour divin.

Ah ! Mon très doux Jésus-Christ, tourne amicalement vers moi ton aimable visage, car ce matin mon âme se tourne vers toi avec toutes ses puissances. Je te salue aujourd’hui avec désir du plus profond de mon cœur et je désire aussi que les milliers de milliers d’anges qui te servent, te saluent aujourd’hui de ma part, que les dizaines de milliers de centaines de milliers d’esprits célestes qui résident près de toi te glorifient dignement en mon nom, qu’en outre toute la beauté charmante et délicieuse de toutes les créatures te loue aujourd’hui de ma part, ah ! et qu’elles bénissent aujourd’hui avec reconnaissance ton digne nom, notre secours et notre consolation, maintenant et dans la perdurable éternité. Amen.

Reine élue, tu es la porte des grâces,
la porte de la pitié qu’on ne trouve jamais fermée.
Mais songe, songe, douce et exquise reine,
que toute ta dignité tu la tiens de nous, hommes et pécheurs
Qui a fait de toi la Mère de Dieu,
l’écrin où reposa tendrement le Fils éternel ?
O femme, ce sont nos péchés à nous, pauvres hommes !
Comment t’appellerais-tu la Mère de la grâce et de la miséricorde,
si ce n’est en fonction de notre misère qui a besoin de grâce et de miséricorde ?
C’est notre pauvreté qui t’a faite riche,
ce sont nos crimes qui t’ont ennoblie au-dessus de toute pure créature.

Ah ! tourne donc vers moi les yeux de ta miséricorde,
que ton doux cœur n’a jamais détournés
d’aucun pécheur ni d’aucun homme désolé.
Prends-moi sous ta protection
je n’ai de consolation et d’assurance qu’en toi.

Qu’il t’en souvienne, ô Maître,
une lance aiguë transperça ton côté divin.
Ton sang précieux jaillit de ta blessure
et une eau vivante en découla.
Seigneur, comme il t’en coûta cher de me sauver,
avec quelle magnanimité tu m’as racheté!
Maître aimé, mets-moi donc à l’abri dans ta plaie profonde,
purifie-moi de mes péchés dans l’eau purifiante de ton sein.
Que ton sang, couleur de rose, me pare de grâce et de vertus.
Tendre Seigneur, puisque le rachat de mon âme te fut si douloureux,
qu’il me lie à ton cœur ;
que mon salut, opéré avec tant d’amour, m’unisse à toi pour l’éternité.

Un texte de sainte Elisabeth de Hongrie (1297-1338)

A ne pas confondre avec son homonyme franciscaine ! Professe du monastère de Töss, favorisée de grâces mystiques, elle accomplit de nombreux miracles de son vivant.

Souvenez-vous, ô Dame très pure, Mère de Dieu, de la bonté avec laquelle Dieu vous créa, à cause de la peine éternelle où tous les hommes étaient tombés. Je vous prie, douce Mère, d’écarter de moi tout le mal qui pourrait m’éloigner de votre grâce. Souvenez-vous de la pureté que Dieu voulut réserver à votre vie depuis le commencement des temps, à cause des ténèbres de notre âme. Je vous prie, très pure Mère de Dieu, de m’accorder par votre secours la lumière de la vraie connaissance et le regret de toutes mes fautes.

Souvenez-vous, ô Dame ! de l’aide que Dieu nous a donnée en vous pour notre âme et pour notre corps, contre l‘éternelle désespérance. Je vous prie, Douce Mère, de considérer mon désir et de me préserver de la chute et de tout mal à venir maintenant et à jamais. Amen.

Une prière de la Bienheureuse Marguerite Ebner

Moniale dominicaine (1291-1351), elle a connu Tauler et sans doute également Suso. Sa vie intérieure est marquée par des révélations.

Je te remercie, Seigneur Jésus Christ
de ce que tu t'es fait homme.
Je te rappelle ma grande peine,
je t’ouvre mon cœur,
Verses-y ton martyre
Afin qu’il pénètre mon âme.
Avec ton sang, lave-moi
Dans ta Passion, purifie-moi ;
Par tes douleurs, tourmente-moi ;
Par tes coups, corrige-moi ;
Par tes plaies, guéris-moi ;
Déchire mon cœur par tes piqûres,
Par ta lance, tes clous et ta couronne, fortifie-moi ;
Dans ton amertume place-moi ;
Par ta soif rafraîchis-moi ;
Par tes attraits, attire-moi ;
Dans ton amour, liquéfie-moi ;
Dans ta mort, ensevelis-moi ;
Dans ta résurrection, renouvelle-moi ;
Dans ton ascension, élève-moi ;
Dans l’éternité, reçois-moi ;
Dans ta douceur, enivre-moi ;
Afin que je te loue avec tous les saints.